« Rien n’est plus doux que la patrie, dit un commun proverbe. Est-il en effet rien de plus aimable, de plus auguste, de plus divin ? Seulement, tout ce que les hommes regardent comme divin et auguste, n’est tel qu’en raison de la patrie, cause et maîtresse souveraine, qui donne à chacun la naissance, la nourriture et l’éducation. On peut admirer la grandeur, la beauté et la magnificence des autres cités ; mais on ne chérit que celle où l’on a reçu le jour ; et, de tous les voyageurs qu’entraîne le plaisir de voir un spectacle agréable, il n’en est aucun qui se laisse séduire par les merveilles qu’il trouve chez les autres peuples, au point d’oublier entièrement le lieu de sa naissance.
[…] C’est dans la patrie que chacun de nous a vu d’abord luire le soleil. Ce dieu, généralement adoré de tous les hommes, est encore en particulier le dieu de leur patrie ; sans doute parce que c’est là qu’ils ont commencé à jouir de son aspect, articulé les premiers sons, répété le langage de leurs parents, appris à connaître les dieux. Si la patrie que le sort nous a donnée est telle que nous ayons besoin d’aller puiser ailleurs une éducation plus relevée, c’est encore à elle que nous devons savoir gré de cette éducation, puisque sans elle nous n’eussions pas connu le nom de cette ville ; nous ne nous serions pas doutés de son existence.
Si l’on veut bien comprendre l’attachement que de bons citoyens doivent avoir pour la patrie, il faut s’adresser à ceux qui sont nés dans un autre pays. Les étrangers, comme des enfants illégitimes, changent facilement de séjour ; le nom de patrie, loin de leur être cher, leur est inconnu. Partout où ils espèrent se procurer plus abondamment de quoi suffire à leurs besoins, ils s’y transportent, et mettent leur bonheur dans la satisfaction de leurs appétits. Mais ceux pour qui la patrie est une mère, chérissent la terre qui les a nourris, fût-elle petite, âpre, stérile. S’ils ne peuvent en louer la fertilité, ils ne manqueront pas d’autre matière à leurs éloges. Entendent-ils d’autres peuples louer, vanter leurs vastes prairies émaillées de mille fleurs, ils n’oublient point de louer aussi le lieu de leur naissance, et, dédaignant la contrée qui nourrit les coursiers, ils célèbrent le pays qui nourrit la jeunesse.
Oui, tous les hommes s’empressent de retourner dans leur patrie, jusqu’à l’insulaire, qui pourrait jouir ailleurs de la félicité ; il refuse l’immortalité qui pourrait lui est offerte, il préfère un tombeau dans la terre natale, et la fumée de sa patrie lui paraît plus brillante que le feu qui luit dans un autre pays.
La patrie est donc pour tous les hommes un bien si précieux, que partout les législateurs ont prononcé contre les plus grands crimes, comme la peine la plus terrible, l’exil. Et il n’y a pas que les législateurs qui pensent ainsi : les chefs d’armée qui veulent entraîner leurs troupes rangées pour la bataille, ne trouvent rien à leur dire que ces mots : « Vous combattez pour votre pays ! » Il n’y a personne qui, en les entendant, veuille être lâche ; et le soldat timide se sent du cœur au nom de la patrie. »
Lucien de Samosate
v. 120 – 180