« Je me sens peu de goût pour défendre les militaires indéfendables. Leurs insuffisances sont les causes premières de l’antimilitarisme. Il me suffit d’éveiller mes propres souvenirs. Durant les trente mois passés sous l’uniforme pendant la guerre d’Algérie, j’ai connu peu d’hommes de qualité. En fait de guerriers, j’ai surtout rencontré des fonctionnaires timorés. Cette armée était une remarquable machine à tuer les vocations. Chez les cadres, en dehors de fulgurantes exceptions, la mollesse du caractère, l’apathie intellectuelle et même le débraillé physique semblaient la règle. En dessous, se traînait en maugréant un bétail sale et aviné. Cette caricature d’armée était à l’image de la société. Les choses ne se sont pas améliorées.
Mais il y avait des exceptions. Là, battait le cœur véritable de l’Armée. Les paras n’étaient pas seuls à donner le ton. Il arriva qu’au sein du régiment « cul de plomb » le plus loqueteux, une compagnie, voire une section tranchât, par la seule grâce d’un officier ou d’un sous-officier différent. Ceux-là avaient transformé les bidasses en hommes. Tel est le miracle de la société militaire, si malade fût-elle. Tout y est possible pour des tempéraments forts et imaginatifs.
Depuis trente ans et plus, l’armée propose aux lecteurs de ses affiches « un métier, un avenir ». Du temps de Montluc ou du Maréchal de Saxe, les rutilants sergents-recruteurs promettaient l’aventure et la gloire. Rien n’interdirait d’actualiser. Quand elle a des chefs capables, l’Armée offre aux jeunes hommes tout juste sortis de l’adolescence les grandes vacances des servitudes civiles. Plus de profs, plus de patrons, plus de factures ni de percepteur. L’anti-« métro-boulot-dodo ». Le plaisir d’être jeunes, souples, agiles et forts. Le régiment, c’est la bande, avec ses rites et ses lois.
Dans les sociétés industrielles bourgeoises ou socialistes qui sécrètent un égal ennui, l’homme de guerre, dans son isolement, son insolence, est seul à porter une part de rêve. À condition d’être lui-même, le soldat de métier exerce une fascination à laquelle même ses détracteurs n’échappent pas. Mais qu’il s’abandonne au courant, à la faiblesse d’être ordinaire, qu’il dépose ses orgueilleuses prérogatives, il n’est plus qu’un fonctionnaire de statut médiocre et méprisé. Les militaires qui veulent assumer leur condition se trouvent nécessairement en rupture avec l’esprit des sociétés utilitaires soumises aux seuls impératifs économiques. Les hommes de guerre viennent d’un autre temps, d’un autre ciel. Ce sont les derniers fidèles d’une austère religion. Celle du courage et de la mort.
Ils sont de l’espèce qui se rase pour mourir. Ils croient à la rédemption de l’homme par la vertu de l’exercice et du pas cadencé. Ils cultivent la forme physique et la belle gueule. S’offrant le luxe de réveils précoces dans les matins glacés et des marches harassantes pour la joie de s’éprouver. Ce sont les derniers poètes de la gratuité absolue.
Le privilège moral de l’armée réside tout entier dans une différence acceptée, entretenue, cultivée. Sa philosophie tragique ne tourne pas aux vents de la mode ou des majorités politiques. Elle ne varie jamais. Elle est propre à son état, à sa destination qui est la guerre. Guerre classique ou guerre subversive, car sa vocation est de veiller sur la Cité, même quand celle-ci s’abandonne. Les divisions sibériennes qui brisèrent l’offensive allemande devant Moscou, en décembre 1941, ne devaient rien à Marx, mais beaucoup à Clausewitz. Si les troupes nord-vietnamiennes ont conquis Saïgon, ce n’est point le fait de leurs vertus communistes, mais de leurs qualités militaires. En revanche, on peut juger des effets de la mode permissive du libéralisme avancé sur la risible et inutile armée hollandaise.
De bons apôtres nullement innocents prêchent, au nom des mœurs nouvelles, la répudiation par l’Armée de ce qui lui reste d’esprit militaire. C’est bien visé. De cette façon, il n’y aurait plus de Défense. Plus la société change, plus l’Armée évolue dans ses armements, sa stratégie, son organisation, plus l’esprit militaire doit être renforcé. Il est la seule réponse jamais inventée par l’homme face à la guerre. Pour les gardiens des empires et des nations, Sparte la divine, chère au vieil Homère, reste le maître étalon. »
Dominique Venner
revue Item, décembre 1977