« Il existe au total un fond de pensées helléniques très diversifié, qui fut dans toute l’Europe, et vingt-sept siècles durant, l’inspirateur de longs débats entre écoles. Plus que les querelles de doctrines qui agitent les commentateurs, on peut en retenir deux leçons décisives. Elles sont, aujourd’hui encore, très éclairantes dans l’examen des erreurs qui parsèment les histoires respectives des nations européennes.
La première leçon hérite de l’Iliade, précisément de ce passage dans lequel le maître de l’Olympe, en pleine bataille confuse, saisit un détail décisif : un archer vise le combattant Hector. Homère note : “Cela n’échappa pas (ou lèthé) à la sagacité prudente de Zeus”, lequel dévia la flèche. Il y a là une forme verbale (ou lèthé) de ce qui, chez les philosophes, désignera sous une forme nominale la vérité (alèthéïa). La vérité, ici, n’est pas un contenu doctrinal descendu de cieux inconnaissables, mais l’expression d’une subtilité d’observation dont le sage sait tirer les bonnes conclusions. Toutes les écoles philosophiques antiques s’accordèrent sur ce point : la vérité est d’abord ce qui, à l’expérience ou à la réflexion, n’échappe pas à un examen subtil et sagace, évidemment conditionné par les circonstances du moment. Penser, c’est s’adapter.
Un second point d’accord unit les différentes écoles : l’hubris, la démesure, l’excès, est pour elles une faute cardinale mettant en danger non seulement ceux qui frayent avec elle, mais aussi ceux qui les écoutent ou les imitent et, à terme, la Cité elle-même. Toute action, en d’autres termes, doit s’accorder à ses fins particulières, qui sont précieuses mais limitées ; et les actions des uns et des autres n’ont qu’une seule fin générale : la protection et l’accroissement de l’oïkos, de ce bien commun suprême qu’est la Cité, malheureusement absente des soucis européens modernes. »
Jean-François Gautier
Ce que nous sommes. Aux sources de l’identité européenne, Philippe Conrad dir., édition Institut Iliade / Pierre-Guillaume de Roux, 2018