« Nous vivions dans l’insolence de notre force et fréquentions la table des puissants de ce monde. […] Il est des temps de décadence, où s’efface la forme en laquelle notre vie profonde doit s’accomplir. Arrivés dans de telles époques, nous vacillons et trébuchons comme des êtres à qui manque l’équilibre. Nous tombons de la joie obscure à la douleur obscure, le sentiment d’un manque infini nous fait voir pleins d’attraits l’avenir et le passé. Nous vivons ainsi dans des temps écoulés ou dans des utopies lointaines, cependant que l’instant s’enfuit. Sitôt que nous eûmes conscience de ce manque, nous fîmes effort pour y parer. Nous languissions après la présence, après la réalité, et nous serions précipités dans la glace, le feu ou l’éther pour nous dérober à l’ennui. Comme toujours, là où le doute s’accompagne de plénitude, nous fîmes confiance à la force, et n’est-elle pas l’éternel balancier qui pousse en avant les aiguilles, indifférente au jour et à la nuit ? Nous nous mîmes donc à rêver de force et de puissance, et des formes qui, s’ordonnant intrépidement, marchent l’une sur l’autre dans le combat de la vie, prêtes au désastre comme au triomphe. »
Ernst Jünger
Sur les falaises de marbre (Auf den Marmorklippen) 1939, trad. Henri Thomas, éditions Gallimard 1942, coll. L’Imaginaire, 2017