« Nous ne l’avons même pas vue se produire car il s’est agi d’une révolution silencieuse, d’une révolution invisible, d’une révolution sans nom ni visage, sans acteur manifeste pour la porter du type de ceux qu’on avait cru pouvoir identifier dans le passé. Mais une révolution quand même puisqu’elle nous a fait changer de monde sur tous les plans. Cette révolution qui se déclare dans la seconde moitié des années 1970, consécutivement au choc pétrolier de la fin 1973 qui aura joué comme son déclencheur, cette révolution qui se répand par des vagues désormais bien identifiées avec la mondialisation libérale est tout à la fois une révolution industrielle, une révolution technologique, une révolution culturelle, une révolution sociale. Nous en parlons tous les jours. Financiarisation du capitalisme, entrée dans l’ère numérique, individualisation des sociétés, postmodernisme culturel. Ces ingrédients nous sont familiers. Mais c’est une révolution de l’échappée de l’histoire à notre prise, une révolution de l’échappée du cours de l’histoire à la maîtrise réfléchie des acteurs.
Au rebours de ce qu’était la marche antérieure de nos sociétés qui paraissait nous promettre les instruments d’une histoire davantage voulue en conscience et maîtrisée, cette révolution nous a jetés dans une histoire subie à laquelle nous contribuons malgré nous, nous ne pouvons pas ne pas y contribuer, mais dont le cours nous échappe et dont il est vain d’espérer détecter la direction. Aussi bien d’ailleurs que de lui assigner un quelconque aboutissement. Nous avons beau savoir que nous faisons cette histoire, l’expérience que nous en avons au quotidien ne nous laisse plus espérer que nous pourrions savoir ce que nous en faisons. Elle est un produit de notre action qui se soustrait à notre réflexion. En profondeur, elle cesse d’être même d’être vécue comme une Histoire en mesure de relier un passé intelligible avec un avenir plausible. Il ne reste plus qu’un chaos d’interactions obscures, sans passé auquel les relier ni futur identifiable qui pourrait en surgir. C’est de cet effacement, remarquons-le au passage, que naît le règne du présent. S’il n’y a plus ni passé auquel référer les actions au présent ou futur identifiable à partir de ces actions au présent, il ne reste effectivement que le présent. C’est cela le noyau du présentisme contemporain. L’idée d’Histoire comme référent collectif par rapport auquel se situer s’est évanouie. Et je crois qu’il ne faut pas aller chercher ailleurs le secret du brouillage des identités politiques. »
Marcel Gauchet
Qui sont les acteurs de l’histoire ?, conférence au 17e Rendez-vous de l’Histoire, Blois, 10 octobre 2014