« J’ai proposé, dans d’autres livres, une morale tragique. Une morale des sommets d’où descendent, vers le champ des hommes, les maîtres et les héros. Si j’ai fortifié mes lecteurs, je n’ai pas perdu mon temps. Si je leur ai arraché les écailles des yeux, nous serons alors au moins quelques-uns à nous regarder sans obscénité, dans la foule, et quelle que soit notre race – celle des héros admirables qui vont, ou celle de ceux qui, plus infirmes, les suivent, ou encore celle de ceux qui regardent passer la colonne avec, dans les yeux, l’admiration qui révère – oui, quelle que soit notre race, nous saurons qu’elle est bonne. J’ai célébré le chevalier de Dürer qui va, accompagné de la Mort et guetté par le Diable. Derrière lui, je vois des soudards qui le suivent et auxquels il trace la route, dans la sombre forêt. Sur son passage, les paysans saluent et se taisent. Chevalier et soudards vont vers un lointain où il y a la guerre. Ils ne demandent rien. Ils vont mourir pour toi, paysan, pour ta forêt, tes cochons noirs, tes trois poules étiques, ta masure de chaume et tes enfants qui reniflent. Regarde-les passer. Si tu les salues et si tu ne vas pas, courant par traverses et raccourcis, prévenir l’ennemi qui les attend, tu es digne d’eux. Cette dignité, c’est tout ce qu’on te demande. »
Jean Cau
Pourquoi la France, éditions de La Table Ronde, 1975