« Les années qui ont débou­ché sur la crise finan­cière de 2008 furent l’âge d’or de la confiance gri­sante dans le mar­ché et de la déré­gu­la­tion qu’elle a entraî­née – on pour­rait les qua­li­fier d’ère du triom­pha­lisme du mar­ché. Cette ère a com­men­cé au début des années 1980, décen­nie où Ronald Rea­gan et Mar­ga­ret That­cher se sont dits cer­tains que le mar­ché, et non les États, était la clé de la pros­pé­ri­té et de la liber­té ; puis ce mou­ve­ment s’est pour­sui­vi dans les années 1990, période où s’est épa­noui le libé­ra­lisme favo­rable au mar­ché de Bill Clin­ton et de Tony Blair, les­quels ont en même temps tem­pé­ré et conso­li­dé la convic­tion que le bien public repose sur­tout sur le marché.
À l’heure actuelle, cette confiance est bat­tue en brèche. L’ère du triom­pha­lisme mer­can­tile s’est ache­vée. La crise finan­cière a fait plus qu’amener à dou­ter de l’aptitude du mar­ché à répar­tir effi­ca­ce­ment les risques : on s’accorde en outre à recon­naître depuis que celui-ci s’est tel­le­ment déta­ché de la morale qu’il est deve­nu indis­pen­sable de l’en rap­pro­cher à nou­veau d’une manière ou d’une autre. Mais, ce qui n’est pas évident, c’est ce qu’il fau­drait entendre par là, ou com­ment il convien­drait de procéder.
Pour cer­tains, un même défaut moral était au cœur du triom­pha­lisme du mar­ché : la cupi­di­té, qui pous­sa à prendre des risques incon­si­dé­rés. Dans cette optique, la solu­tion consis­te­rait à jugu­ler ce tra­vers en exi­geant que les ban­quiers et les déci­deurs de Wall Street fassent preuve de davan­tage d’intégrité et de res­pon­sa­bi­li­té et en pro­mul­guant des régle­men­ta­tions assez intel­li­gentes pour pré­ve­nir la répé­ti­tion d’une crise similaire.
C’est un diag­nos­tic par­tiel, au mieux, car, même si la cupi­di­té a indé­nia­ble­ment concou­ru à déclen­cher la crise finan­cière, quelque chose de plus impor­tant est en jeu. Le plus funeste de tous les chan­ge­ments propres aux trois der­nières décen­nies n’a pas rési­dé dans cette avi­di­té accrue : il tient à ce que le mar­ché et les valeurs mar­chandes ont enva­hi des sphères de la vie où ils n’ont pas leur place. […] L’immixtion du mar­ché, et des rai­son­ne­ments qu’il induit, dans les aspects de la vie tra­di­tion­nel­le­ment régis par des normes non mar­chandes est l’une des évo­lu­tions les plus signi­fi­ca­tives de notre temps. »

Michael San­del
Ce que l’argent ne sau­rait ache­ter (What Money Can’t Buy : The Moral Limits of Mar­kets), édi­tions du Seuil, 2014