« Je ne serai pas quelqu’un ; je serai, simplement. Un homme, l’Homme qui est au milieu du monde – sans qu’il y ait de dieux pour le regarder. Car je ne suis pas une pensée, un rêve, une luciole fugitive. Je suis en chair et en os. D’abord en chair et en os. Ce qui est bien, c’est que je suis nu, c’est-à-dire sans argent, avec une chemise de rechange, un homme qui a restitué en lui le rudiment de toute réalité, qui travaille avec ses mains et ses pieds, qui mange, qui boit, qui dort.
[…] Qu’est-ce que je fais là ? Je suis un homme. J’ai été promis à un monde d’hommes et d’animaux. Mes ancêtres n’ont pas travaillé à une civilisation pour que soudain nous n’y puissions plus rien et que le mouvement se perde machinal, aveugle, absurde ? Une machine, un canon qui tire sans arrêt, tout seul. Qu’est-ce que cela ? Ce n’est ni un homme, ni un animal, ni un dieu. C’est un calcul oublié qui poursuit seul sa trajectoire à travers le monde, c’est un résidu incroyable. Quelle est cette reprise étrange de la matière sur la vie ? Quel est ce déroulement mécanique de la matière ? Des mots absurdes deviennent vrais : mécanisme, matérialisme. »
Pierre Drieu la Rochelle
La Comédie de Charleroi, 1934, éditions Gallimard, coll. L’Imaginaire, 1996