« Le dixième siècle est pro­ba­ble­ment le plus atroce de notre his­toire. Avec la déca­dence de l’autorité caro­lin­gienne, les cala­mi­tés recom­men­çaient : au Sud, les Sar­ra­sins avaient repa­ru, et un autre fléau était venu : les Nor­mands s’enhardissaient et dévas­taient le pays.
L’impuissance des Caro­lin­giens à repous­ser ces enva­his­seurs hâta la dis­so­lu­tion géné­rale. Désor­mais, le peuple ces­sa de comp­ter sur le roi. Le pou­voir royal devint fic­tif. L’État est en faillite. Per­sonne ne lui obéit plus. On cherche pro­tec­tion où l’on peut. L’autorité publique s’est éva­nouie : c’est le chaos social et poli­tique. Plus de Fran­cie ni de France. Cent, mille auto­ri­tés locales, au hasard des cir­cons­tances, prennent le pou­voir. Le gou­ver­neur de pro­vince, le gou­ver­neur de can­ton, le duc, le comte, de moindres per­son­nages, s’établissent dans leurs charges, les lèguent à leurs enfants, se com­portent en vrais souverains.
Ce serait une erreur de croire que les popu­la­tions eussent été hos­tiles à ce mor­cel­le­ment de la sou­ve­rai­ne­té. Tout ce qu’elles deman­daient, c’étaient des défen­seurs. La féo­da­li­té nais­sait de l’anarchie et du besoin d’un gou­ver­ne­ment, comme aux temps de l’humanité pri­mi­tive. Repré­sen­tons-nous des hommes dont la vie était mena­cée tous les jours, qui fuyaient les ban­dits de toute espèce, dont les mai­sons étaient brû­lées et les terres rava­gées. Dès qu’un indi­vi­du puis­sant et vigou­reux s’offrait pour pro­té­ger les per­sonnes et les biens, on était trop heu­reux de se livrer à lui, jusqu’au ser­vage, pré­fé­rable à une exis­tence de bête traquée.
De quel prix était la liber­té quand la ruine et la mort mena­çaient à toute heure et par­tout ? Ain­si naquit une mul­ti­tude de monar­chies locales fon­dées sur un consen­te­ment don­né par la détresse. »

Jacques Bain­ville
His­toire de France, 1924